Emmanuel Bigand : “La musique présente des avantages essentiels …”

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Emmanuel Bigand est enseignant-chercheur, membre senior de l’Institut universitaire de France depuis 2007 et titulaire de la chaire Musique Cognition Cerveau. Il est aussi contrebassiste à un niveau professionnel, (Premier prix du conservatoire à rayonnement régional de Versailles 4) et violoncelliste. 

Il est l’auteur de plusieurs livres de référence : Les bienfaits de la musique sur le cerveau et Le cerveau mélomane. Il a aussi coécrit Musique et cerveau, Percevoir la musique : une activité cognitive et a récemment publié La symphonie neuronale avec Barbara Tillmann. Ce dernier livre figure d’ailleurs dans notre coin lecture.

Nous avons eu le privilège de l’interroger à propos des bienfaits insoupçonnés de la musique sur le développement cognitif du tout-petit.

Vous êtes à la fois chercheur et musicien. Comment vous est venue l’idée d’examiner l’impact de la musique sur le cerveau ?

Emmanuel Bigand : Assez naturellement. J’ai pratiqué la musique tout petit. Puis, je me suis intéressé à la psychologie et notamment aux effets de l’environnement sur le fonctionnement psychologique. Je me suis rendu compte que personne n’avait étudié la musique sous cet angle. 

Il y avait un précurseur en France, Robert Francès qui travaillait à Paris au CNRS et qui avait rédigé une thèse. En dehors de ça, il y avait peu d’informations à ce sujet. Donc ça m’intéressait d’aborder cette question-là.

Les musiciens connaissent bien les effets de la musique, mais ils les décrivent avec leurs intuitions. C’était nécessaire pour moi de regarder à quoi correspondaient ces intuitions. Comment ça se traduit concrètement dans le cerveau.

Quels sont les effets de la musique sur le développement cognitif durant les 1000 premiers jours ?

Emmanuel Bigand : La prise en charge essentielle est d’abord affective et émotionnelle. Nous ne mesurons pas toujours ce que ça veut dire. Pour un adulte, la prise en charge signifie que lorsque je suis triste, quelqu’un vient me consoler. C’est associé à une sorte de confort psychologique.

Pour l’enfant, il y a un enjeu de survie et de bon développement biologique. Le nourrisson, quand il est tout petit, doit investir toute son énergie dans la maturation de son système neuro-physiologique. Toute l’énergie perdue dans des émotions qu’il n’arrive pas à gérer, c’est de l’énergie qui n’ira pas dans son bon développement.

Donc pour lui, l’inconfort émotionnel est un véritable destructeur de la structure qu’il est en train de mettre en place. Autrement dit, un nourrisson qui vit dans un environnement émotionnel instable – nous avons en ce moment l’exemple de la guerre en Ukraine, mais ça peut être aussi les violences conjugales – va être confronté à des émotions pour lesquelles le cerveau n’est pas prêt. Celui-ci peut alors sécréter du cortisol. C’est la seule réaction qu’il a. Or le cortisol est neurotoxique.

La mauvaise prise en charge du bébé peut avoir un effet nuisible sur le cerveau qu’il est en train de mettre en place. Donc le premier rôle fondamental de la musique, c’est de contribuer à cette mise en place et à cette prise en charge émotionnelle par la régulation des émotions, mais aussi par la modification du comportement de l’adulte envers le bébé.

Il est essentiel que l’adulte adopte avec un bébé un autre comportement émotionnel que celui qu’il a avec les autres adultes. Nous n’allons pas soigner un arbre à l’âge adulte de la même façon que nous nous occupons d’une pousse. La musique joue ce rôle-là.

Nous pensons que si les humains ont développé cette activité, c’est parce qu’elle présente des avantages essentiels pour cette première phase de vie.

Je reviens à présent sur l’aspect cognitif. Cette action socio-affective de la musique, va aussi bénéficier au système cognitif. L’enfant va mettre en place une musicalité communicative avec l’adulte. Et pour pouvoir communiquer par des jeux musicaux, l’enfant va devoir mettre en place des jeux neuronaux qui sont fondamentaux. 

L’action de la musique est double : dans la régulation affective, la communication de la bienveillance ; ensuite, dans la mise en œuvre et la stimulation des réseaux neuronaux cognitifs. L’aspect psycho-affectif est fondamental. Nous disons à l’enfant “tout va bien, tu peux grandir.” En même temps, nous lui donnons les clés de la communication avec laquelle il va pouvoir interagir avec les humains.

La musique a-t-elle un effet bénéfique sur le fœtus ?

Emmanuel Bigand : Ce que montrent les études sur le fœtus, est souvent mal compris. Nous pensons qu’il y a un âge d’or, la vie intra utérine, et qu’il y a une volonté de revenir à cet âge d’or de l’être humain. 

En réalité, le fœtus se prépare à un environnement. Il a des prédispositions innées. Il essaye de développer ses prédispositions en captant des “cartes postales” qui viennent de l’extérieur. La musique est une de ces cartes postales. 

Les réactions du fœtus prouvent biologiquement qu’il a une orientation vers la musique. Par exemple, il mémorise des intervalles musicaux de façons très précises. Comme s’il pressentait que ce mode de communication par des jeux sonores va avoir un rôle essentiel dans son développement et sa vie.  

Nous ne pouvons pas comprendre les capacités de traitement de l’information du fœtus si nous ne prenons pas en compte la finalité, à savoir cette aptitude à pouvoir identifier les modes de communications humains qui vont être essentiels pour sa survie. C’est ça que le fœtus fait avant la naissance. 

Dans votre dernier livre La symphonie neuronale, vous posez l’hypothèse que la musique joue un rôle de précurseur du langage. Il existe un lien très fort entre les deux.

Emmanuel Bigand : pour pouvoir communiquer par le langage avec quelqu’un d’autre, il faut d’abord que l’autre existe en tant qu’être avec qui nous sommes en relation. C’est ce que permet la musique. Elle tisse une relation avec les autres bien avant que le langage soit formé.

Si vous n’avez pas cette mise en relation, le langage ne sert à rien.

Évidemment, cette dernière a des enjeux adaptatifs tellement importants que le cerveau investit des neurones pour ça. Tous les réseaux qui se mettent en place préfigurent des organisations qui vont être réutilisées pour le langage.

Donc les jeux musicaux, les jeux sonores que l’on fait avec le bébé sont déjà des jeux qui préparent le terrain sur lequel la capacité du langage va se développer pour deux raisons. 

  1. Ils indiquent qu’il y a quelqu’un de l’autre côté avec qui communiquer. Ça, c’est fondamental. 
  2. Ils donnent les clés des structures essentielles à la communication.

La musique prépare vraiment l’émergence du langage.

Que voulez-vous dire par jeux musicaux ?

Emmanuel Bigand : L’intentionnalité de communication de l’autre se traduit dans les sons par des jeux d’anticipation, de surprise et de résolution de surprise. Comme toujours il faut créer une attente et une résolution de l’attente. Et vous n’avez pas besoin d’avoir de la signification sémantique pour faire cela.

Vous pouvez le faire avec un bébé dès la naissance. 

Voici un exemple simple. Si on fait “tu tu tu tu”, le bébé a compris qu’il n’y a rien d’intéressant. C’est le même son qui se répète. Si on fait “tu tu tu ti”, le son “ti” est intéressant parce qu’il y avait trois “tu” avant.

Et maintenant, si je fais “tu tu tu ti tu tu tu ti tu tu tu tu”, avec ces jeux de rythmes et ces sons dont l’intérêt change en fonction du contexte, nous posons les bases de la syntaxe. Et l’on peut faire ça avec un bébé qui vient de naître : ça marche tout de suite !

La syntaxe, c’est comprendre une information dans un contexte large. La musique permet de faire cela tout de suite. Comme nous ne passons pas par le signifiant, nous ne passons pas par des unités symboliques complexes (les mots). Nous mettons en place l’architecture neuronale de façon beaucoup plus rapide. Ensuite l’enfant va développer ça avec des unités symboliques qui ont un sens (le langage). 

Avec des jeux sonores, je dis au bébé “je suis là, je prends en charge tes besoins affectifs” et en même temps je stimule les réseaux cognitifs. C’est cette double action qui est fondamentale et qui est magique dans toute l’enfance. Surtout dans les 1000 premiers jours car le langage n’est pas encore là. Donc toutes les actions non linguistiques sont essentielles.

Toujours dans La symphonie neuronale, vous parlez de musicaliser les interactions avec les enfants, le monde de l’enfance et l’éducation. Comment, en tant que parent, pouvons-nous musicaliser les interactions avec l’enfant ?

Emmanuel Bigand : La première chose à bien comprendre, c’est que la musique pour l’enfant n’est pas la musique comme nous le comprenons, en tant qu’adulte. Ce que veut l’enfant, c’est la communication de l’autre.

Une maman m’a dit  récemment : “je chante faux. Est-ce qu’il vaut mieux que je ne chante pas pour mon bébé parce que sinon, je vais lui déformer l’oreille ?” ça fait mal au cœur d’entendre ça. Ce que veut le bébé, c’est juste une maman qui l’aime . Peu importe qu’elle chante faux.

Le jeune enfant veut une communication sincère. Que la maman ou le papa chante juste n’est pas important. Il y a plein d’expériences qui le montrent.

Les parents doivent oublier les complexes du monde des adultes. Il faut vraiment se laisser aller. Nous parlons en fait de communication musicale, ce qui est la fonction première de la musique. 

Si vous grondez un enfant, faites-le en musique. “Tu n’as pas rangé ta chambre” ou “arrête de mettre la main dans la confiture”. Si vous le dites en musique, ça passera 1000 fois mieux.

Ça va changer la façon dont vous allez le gronder. La musique change l’adulte. L’adulte change de mode de communication et se met plus à la portée de l’enfant. 

Et en faisant cela, il va donner l’information sémantique, mais en lui disant en même temps “je t’adore”. Donc nous gardons le contact. Quand nous faisons de l’autorité, il ne faut pas que le contact soit perdu avec l’enfant. La musique aide aussi à cela.

Lors d’un webinaire que vous avez animé, vous disiez que faire deux heures de musique par semaine, c’est bénéfique. Il n’y a pas besoin d’en faire trop.

Emmanuel Bigand : ça, c’est valable pour les sections de maternel. Souvent, nous  voulons faire faire de la musique aux enfants pour leur bien, et nous avons tout de suite le modèle du conservatoire, c’est-à-dire une école très exigeante qui forme des professionnels. . 

Ce n’est pas ce qu’on dit en tant que scientifique. Si l’on fait des ateliers de musique, 2 heures peuvent suffire pour avoir des effets bénéfiques. Une pratique homéopathique de la musique permet d’avoir des effets.

En tant que scientifiques, on peut être très critique envers les conservatoires qui apprennent la musique comme une langue morte. Il faut l’apprendre comme une langue vivante. Nous sommes beaucoup plus convaincus par les méthodes d’ateliers, les fanfares : les méthodes libres, actives de pratique de la musique.

Dans les 1000 premiers jours, c’est un peu différent. La musique a ce rôle de prise en charge des émotions. C’est le lien social. C’est la bienveillance. Donc là, il faut que nous soyons plus généreux. Mais c’est une musique qui peut être plus spontanée.

Je vous donne un exemple. Je travaillais dans une crèche et il y avait un enfant qui était en train de pleurer sa maman, ce qui est assez fréquent. Nous avons fait une chanson sur la maman qui n’était pas là. Nous avons commencé à musicaliser la situation. Ça passe mille fois mieux.

La musique a-t-elle une influence bénéfique sur les capacités scolaires des enfants ?

Emmanuel Bigand :  il ne faut pas faire faire de la musique aux enfants pour qu’ils améliorent leur capacité scolaire. Parfois, nous les scientifiques nous ne sommes pas assez clairs. Il faut faire faire de la musique aux enfants parce qu’ils ont envie de malaxer cette pâte sonore.

Et si nous faisons ça, la musique va avoir des effets positifs sur leur développement intellectuel. Nous avons fait une méta analyse avec ma collègue Barbara Tillmann sur plus de 6000 enfants. Le gain en termes d’amélioration des performances académiques et cognitives avec 2h de musique par semaine est aussi grand que de faire les devoirs à la maison. 

Vos recherches soulignent que la relation entre le geste moteur et la production du son semble avoir un effet sur la plasticité du cerveau. Pouvez-vous en dire un peu plus ?

Emmanuel Bigand : les interactions gestes – sons sont essentielles. Notre cerveau est conçu pour agir. Et tous les retours sensoriels sur cette action sont vraiment essentiels pour affiner le geste.

Quand vous avez des enfants sourds qui sont implantés, la première chose qu’ils font une fois qu’ils ont l’implant, c’est d’explorer l’environnement sonore par des jeux.

La musique offre cette chance de faire un couplage avec l’action. Et l’enfant a besoin d’actions. Mais la musique va structurer, affiner, développer cette action, tout en stimulant l’oreille et en stimulant les réseaux neuronaux associés à l’oreille, au traitement du son et du langage. Oui, il y a une interaction magique. 

L’autre interaction qui est magique, c’est si deux enfants font des sons ensemble. Ils vont devoir se coordonner. Cette coordination, par rapport à d’autres actions sensorielles, a une caractéristique particulière : la temporalité. Lorsque nous parlons ensemble, il y a une synchronisation dans les échanges. Si nous jouons avec l’autre, nous devons gérer cette temporalité. Et dans la musique, la gestion de cette temporalité peut aller jusqu’à une très grande précision. Cette précision nécessite des ressources aux réseaux neuronaux. Et donc le cerveau s’engage. C’est un peu comme quand vous faites du foot. Dans le foot, il faut une bonne précision. 

Avec la musique nous pouvons prendre tous les sons que nous voulons, nous pouvons faire tout ce que nous voulons, mais il reste cette temporalité. La musique est très exigeante au niveau de la gestion de la temporalité – comme peut l’être le sport d’ailleurs – mais elle ajoute cette dimension sonore. 

Une dernière recommandation pour les parents ?

Emmanuel Bigand : Il faut oublier un peu le modèle musical que l’adulte possède. Peu importe si le son produit sur une casserole est beau ou pas. Ce qui est essentiel, c’est que ce soit une communication qui marche pour un enfant. Si vous regardez des enfants jouer au foot, ce n’est pas beau si vous avez le modèle de Mbappe ou Zidane. 

L’autre problème, c’est que les enfants ont beaucoup d’aptitudes musicales que les adultes ne voient pas. Par exemple, un enfant qui chante faux, si on regarde de plus près, est en train de reproduire une mélodie qu’il a entendue à la radio une seule fois. Il fait preuve d’une capacité musicale que l’adulte peut complètement ne pas voir.

Les capacités musicales des enfants ne sont pas vues par plein de gens. Or il faut entendre ces comportements musicaux. Ne pas attendre que l’enfant fasse du Mozart pour dire : “celui-là, il est vraiment musicien !”.

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