Science et multisensorialité

Le très jeune enfant doit apprendre à gérer une grande quantité d’informations sensorielles.


Le cerveau du jeune enfant, comme celui de l’adulte, reçoit à chaque instant des informations provenant d’une multitude de détecteurs sensoriels. Certains le renseignent sur la présence de stimulus externes (vision, audition), d’autres le renseignent sur ce qui se passe au niveau de la peau (toucher, température) ou de diverses muqueuses (olfaction, gustation), d’autres enfin l’informent sur l’état de son corps (équilibre, position et mouvement des articulations, état des viscères, etc.). Comment l’enfant peut-il apprendre à gérer toutes ces informations sensorielles pour en tirer une représentation cohérente ?

Tous les stimulus naturels sont des entités sensorielles complexes présentant de nombreux attributs. Même si certains de ces attributs intéressent un canal sensoriel « prioritaire », doté lui-même de différentes possibilités d’analyse, l’appréhension précise de l’entité sensorielle nécessite très souvent la participation de plusieurs canaux sensoriels. Par exemple la compréhension du langage parlé implique des informations auditives et visuelles (le mouvement des lèvres) (Shahin et al. 2018). Apprendre à reconnaître si une personne est un homme ou une femme, un processus qui semble apparaître tôt (Richoz et al. (2017)), nécessite des indices visuels et sonores. L’apprentissage olfactif est plus performant si on associe des indices visuels aux stimulations odorantes (Karunanayaka et al. (2015)).

Selon une vision largement partagée l’ « intelligence » (la compréhension) d’une situation impliquerait différents niveaux d’analyse : la sélection et l’organisation des informations arrivant dans les régions sensorielles primaires du cortex, pour déterminer les informations saillantes (Tang et al. (2016)); la mise en jeu du lobe pariétal (cortex associatif intégrant les informations de différentes modalités sensorielles) qui serait à la base de processus d’abstraction, de représentation symbolique et d’élaboration d’hypothèses explicatives ; les régions frontales qui sélectionneraient ces hypothèses et décideraient des stratégies appropriées sur la base de ces informations; enfin, la partie postérieure du cortex cingulaire antérieur qui estimerait les erreurs de jugement et d’actions et permettrait en retour un changement de stratégie.

Par ses apprentissages l’enfant doit donc arriver à faire fonctionner tous ces niveaux pour optimiser ses actions. Confronté à de nombreuses sollicitations sensorielles le jeune enfant doit apprendre à les trier, à les combiner, à les organiser et à les insérer dans des schémas de traitement cognitif et d’action qui soient les plus opérationnels possibles. L’enfant fait cela spontanément, car il est équipé de tous les mécanismes à même de lui permettre de découvrir le monde qui l’entoure, mémoriser ses expériences et déterminer son rapport au monde. Mais l’organisation de son environnement par les adultes peut grandement faciliter ces acquisitions, ce que tous les parents et le monde éducatif savent bien.

Formation de concepts


L’une des caractéristiques fascinantes du cerveau est son haut pouvoir de création de catégories mentales sur la base des informations sensorielles. Diverses régions cérébrales du cortex frontal et du cortex temporal antérieur jouent un rôle essentiel dans ces processus de catégorisation chez l’adulte (Garcin et al. (2018)). On sait que l’enfant est très tôt sensible aux régularités sensorielles dans son environnement (Saffran et Kirkham (2018)), ce qui lui permet de créer peu à peu des catégories mentales appropriées. L’organisation de ces catégories lui permet de créer des concepts (représentations abstraites d’un élément ou d’un ensemble d’éléments ayant des caractères communs). Ces concepts sont mémorisés, généralisables et prédictifs. Une fois ces concepts en place (permettant d’extraire une notion abstraite généralisable à partir des informations sensorielles brutes et variables), le petit pourra apprendre à y associer des descripteurs sémantiques fournis par son entourage.

On ne comprend pas encore vraiment comment se développent ces processus de catégorisation avec l’âge. Soumis à un flux incessant d’informations sensorielles, comment l’enfant sélectionne-t-il les informations pertinentes pour fonder son savoir? Il semble que le jeune enfant n’utilise pas les mêmes critères et les mêmes stratégies que l’adulte. Certains travaux suggèrent que lorsque la situation sensorielle est multimodale (plusieurs sens sont sollicités) le jeune enfant privilégie une entrée sensorielle et tient peu compte des autres entrées sensorielles avant un âge assez avancé (e.g. Burr et Gori (2012), Robinson et al. (2018)). Une raison pourrait être que les différentes modalités sensorielles, et les circuits intégratifs associés, n’ont pas le même degré de développement. Une autre raison pourrait être que la quantité de données multi-sensorielles est trop importante pour une analyse exhaustive de tous les détails : il suffit dans un premier temps de ne tenir compte que des traits principaux, quitte à peaufiner les catégories dans un second temps en fonction des nécessités.

Rédaction : Didier Trotier