Le sens olfactif

L’odorat, un « oubli » des apprentissages.


On sollicite très souvent l’attention des petits enfants en les interpellant : « regarde » ou « écoute ». On leur dit aussi « goûtes-y », mais plus rarement « sens », en ignorant que ce qu’on appelle le « goût » est certes dû aux saveurs perçues en bouche, mais surtout, principalement, aux arômes captés par l’odorat.

Vous pouvez le vérifier par une expérience simple. Pincez-vous le nez avant de mettre un aliment en bouche. Mastiquez : « ça n’a pas de goût ! » Ouvrez le nez : « ça a du goût ! ». En effet, lorsqu’on mange, les produits odorants sont libérés dans la bouche et remontent vers le nez par l’arrière-gorge (le pharynx) pour atteindre l’épithélium olfactif où ils sont sentis comme les odorants inspirés par les narines ; c’est la voie rétro-nasale. Mais, comme les deux sensations coïncident, on les amalgame sous le nom de goût

Nous attachons beaucoup d’importance à la vision et à l’audition, qui sont nos sens dominants. Mais la perte de l’odorat (anosmie) révèle toute son importance dans notre vie quotidienne, comme l’ont montré certaines victimes de la covid-19.

Car l’odorat, s’il sert beaucoup pour apprécier la nourriture, joue aussi un rôle implicite, mais souvent capital, dans les rapports humains, dans notre rapport à nous-mêmes et avec l’environnement.

Malheureusement, du moins en Occident, ce sens est négligé et l’éducation le laisse en friche, l’abandonnant à un apprentissage aléatoire au gré des expériences de la vie.

Bien manger


Pourtant, l’odorat fonctionne dès la vie intra-utérine. Entre 4 et 6 mois de gestation, le nez se débouche, permettant la circulation nasale du liquide amniotique qui apporte les odeurs de la mère (Schaal, 1988).

Et, comme les capteurs olfactifs[1] du nez sont fonctionnels dans le dernier tiers de la grossesse, le fœtus peut accumuler une expérience olfacto-gustative prénatale qu’il exprimera dès la naissance (Valentin et Chanquoy, 2012).

Les chercheurs ont testé cette mémoire transnatale en faisant déguster de l’anis à des futures mamans. Lorsque les enfants sont nés, ils ont manifesté une préférence pour l’odeur d’anis, alors que les bébés du groupe contrôle montraient indifférence ou aversion (Schaal et al., 2000). Mais pour le nouveau-né, et ensuite pour toute la vie, l’odeur marquante reste celle de sa mère. C’est elle qui le guide vers le sein pour téter (Varendi et al., 1996). Ensuite, c’est grâce à l’allaitement qu’il va enrichir son répertoire olfactif car non seulement la composition du lait maternel évolue très vite au gré des besoins nutritionnels de l’enfant, mais il porte avec lui la diversité des arômes issus de l’alimentation de sa mère (Nicklaus et al., 2005).

En même temps, ces premières expériences sensorielles se déroulent en général dans un environnement rassurant pour le bébé, ce qui favorise leur mémorisation.

Là encore, les chercheurs se sont intéressés aux conséquences de cet apprentissage précoce. Ils ont pu constater que l’allaitement, puis la diversification du régime alimentaire après 5 mois, favorise non seulement la diversité de l’alimentation à l’âge de 6 ans, mais aussi la curiosité pour de nouveaux plats (Maier-Nöth et al., 2016). L’enfant est donc mieux armé à la fois pour diversifier son alimentation, mais aussi pour l’apprécier, ce qui est bon pour sa santé physique et mentale.

Bien vivre ensemble


Mais cet apprentissage précoce, largement implicite et peu verbalisé, n’est pas qu’alimentaire. Ce faisant, comme pour les autres sens, le bébé s’imprègne également de la culture familiale et il entre dans le cercle de la communication olfactive humaine, largement ignorée. Pourtant, si l’on propose à quelqu’un de la famille plusieurs T-shirts imprégnés d’odeur corporelle, les enfants sont capables de reconnaître leur propre odeur (Lord et Kasprzak, 1989 ; Perl et al., 2020), celles de leurs frères et sœurs et celles de leurs parents (Russell, 1976). Réciproquement, les parents reconnaissent un T-shirt porté par leur enfant (Porter, 1998 ; Dubas et al., 2009).

Souvent perçues de façon non consciente, nos odeurs corporelles racontent beaucoup de choses sur nous : notre âge, notre sexe, notre état de santé, notre alimentation. Le langage commun nous dit qu’on peut « sentir » ou (plus souvent) « ne pas sentir » quelqu’un. Et, dans les couples constitués, on s’aperçoit, encore une fois dans le test des T-shirt, qu’en général on préfère l’odeur de son conjoint à toute autre odeur.

En outre, les émotions sont perçues par le nez, et elles peuvent être contagieuses, comme par exemple l’odeur d’anxiété ou de peur (Prehn-Kristensen et al, 2009), ou l’odeur des larmes (Gelstein et al., 2011). Et, parmi les raisons pour lesquelles les anosmiques sont très malheureux figure l’impossibilité de sentir les autres, et soi-même.

Pour l’épanouissement personnel



Les sensations olfactives sont fugaces et évoluent rapidement. Pour saisir toutes leurs facettes, il faut exercer son attention, sa mémoire et sa curiosité. Quasiment aucun article scientifique n’a été consacré aux bénéfices de l’entraînement olfactif pour les petits enfants. Mais on sait que chez les plus grands, et même chez les adultes, cet exercice permet d’atteindre, sinon un niveau d’expert comme les parfumeurs, les œnologues ou les cuisiniers, du moins un niveau d’amateur éclairé qui permet de décrire et d’apprécier les sensations olfactives comme on peut le faire pour les perceptions visuelles et auditives (Jehl et Murphy, 1998).

Chez les animaux où l’on a pu faire des expériences, on s’aperçoit que des rats ou des souris élevés dans un environnement olfactif riche (c’est-à-dire où les odeurs changent souvent), améliorent, au bout de quelques jours, non seulement leurs performances olfactives, mais aussi leurs facultés d’orientation et diminuent leur anxiété (qu’on pourrait traduire par une « plus grande assurance » ; Veyrac et al., 2009).

Cet entraînement facilite donc la concentration, l’introspection et la mémoire (Coffield et al., 2014).

Un simple éveil olfactif proposé en crèche (pas un apprentissage, juste montrer aux tout-petits qu’ils ont un nez et qu’ils peuvent s’en servir) révèle que dès les premiers ateliers, les enfants deviennent curieux d’exercer leur odorat et leur goût, les préparant ainsi à capter toutes les dimensions de leur environnement multisensoriel. On sait aussi que, dans certaines circonstances, les odeurs favorisent les apprentissages (Rasch et al., 2007).

Vu le peu d’études déjà publiées, on ne sait pas encore tous les bénéfices qu’ils pourront en tirer mais, par exemple, on sait que, en général, les personnes douées d’un bon odorat sont plus sociables et plus enclines à rechercher les compromis, peut-être parce qu’elles « sentent » mieux leurs interlocuteurs (Mori et al., 2015).

Le monde dans lequel entrent nos enfants est déjà très odorant, quoiqu’on n’y fasse pas toujours attention. En fait, tout n’est-il pas odorisé dans notre vie de tous les jours ? Les produits d’hygiène et domestiques, les moyens de transport, les boutiques, les hôtels, etc. Pour garder son self-contrôle dans ces environnements, il faut être éduqué.

On pourra également profiter de l’aromachologie (ou olfactothérapie), cette pratique douce qui propose des odorants susceptibles d’apporter du bien-être (Angelucci et al., 2014).

On voit aussi se développer le diagnostic médical olfactif : à partir des odeurs analysées dans l’haleine, on peut dès maintenant diagnostiquer des maladies avec un taux de réussite étonnant, de l’ordre de 85-90 %. Ces dispositifs feront partie de notre environnement sanitaire dans les années qui viennent (Salesse, 2018).

Enfin, l’épidémie de covid nous a rappelé également que la culture est une dimension indispensable à notre existence. L’art olfactif, au-delà de la parfumerie, apporte également une dimension sensorielle supplémentaire à nos émotions esthétiques (Le Guérer , 2002 ; Jaquet, 2015).
Effet sur l'apprentissage sur le sens gustatif
Angelucci F.L., Silva V.V., Dal Pizzol C., Spir L.G., Praes C.E., et Maibach H. (2014) Physiological effect of olfactory stimuli inhalation in humans: an overview. International Journal of Cosmetic Science, 36:2, 117-123.

Buck L.B et Axel R. (1991) A novel multigene family may encode odorant receptors: a molecular basis for odor recognition. Cell, 65:1, 175-187.

Coffield C.N., Mayhew E.M., Haviland-Jones J.M., Walker-Andrews A.S. (2014) Adding odor: Less distress and enhanced attention for 6-month-olds. Infant Behavior and Development, 37:2, 155-161.

Dubas J.S., Heijkoop M. et van Aken M.A.G. (2009) A preliminary investigation of parent–progeny olfactory recognition and parental investment. Human Nature, 20:1, 80-92.

Gelstein S., Yeshurun Y., Rozenkrantz L., Shushan S., Frumin I., Roth Y. et Sobel N. (2011) Human tears contain a chemosignal. Science, 331:6014, 226-230.

Jaquet C. (sous la direction de, 2015) L’art olfactif contemporain. Classiques Garnier, Paris, 317 p.

Jehl C. et Murphy C. (1998) Development effects on odor learning and memory in children. Annals of the New York Academy of Sciences, 855:1, 632-634.

Le Guérer A. (2002) Les pouvoirs de l’odeur. Ed. Odile Jacob, Paris, 320 p.

Lord T. et Kasprzak M. (1989) Identification of self through olfaction. Perceptual and Motor Skills, 69:1: 219-224.

Russell, M.J. (20176) Human olfactory communication. Nature, 260:5551, 520-522.

Maier-Nöth A., Schaal B., Leathwood P. et Issanchou S. (2016) The lasting influences of early food-related variety experience: A longitudinal study of vegetable acceptance from 5 months to 6 years in two populations. Plos One, 11:3, e 0151356.

Mori E., Petters W., Schriever V.A., Valder C. et Hummel T. (2015) Exposure to odours improves olfactory functions in healthy children. Rhinology, 53:3, 221-226.

Nicklaus S., Boggio V. et Issanchou S. (2005) Les perceptions gustatives chez l’enfant. Archives de Pédiatrie, 12:5, 57-584.

Prehn-Kristensen A., Wiesner C., Bergmann T.O., Wolff S., Jansen O., Mehdorn H.M., Ferstl,R., Pause B.M. (2009) Induction of empathy by the smelle of anxiety. Pols One, 4:6, e5987.

Perl O., Mishor E., Ravia A., Ravreby I. et Sobel N. (2020) Are humans constantly but subconsciously smelling themselves? Philosophical Transactions of the Royal Society, B :Biological Sciences, 375:1800, 20190372.

Porter R.H. (1998) Olfaction and human kin recognition. Genetica, 104:3, 259-263.

Rasch B., Büchel C., Gais S. et Born J. (2007) Odor cues during slow-wave sleep prompt declarative memory consolidation. Science, 315:5817, 1426-1429.

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Schaal B. (1988) Olfaction in infants and children: developmental and functional perspectives. Chemical Senses, 13:2, 145-190.

Schaal B., Marlier L. et Soussignan R. (2000) Human foetuses learn odours from their pregnant mother’s diet. Chemical Senses, 25:6, 729-737.

Valentin D et Chanquoy L. (2012) Olfactory categorization: a developmental study. Journal of Experimental Child Psychology, 113:3, 337-352.

Varendi H., Porter R.H. et Winberg J. (1996) Attractiveness of amniotic fluid odor: evidence of prenatal olfactory learning? Acta Paediatrica, 85, 1223-1227.

Veyrac A., Sacquet J., Nguyen V., Marien M., Jourdan F., et Didier A. (2009) Novelty determines the effects of olfactory enrichment on memory and neurogenesis through noradrenergic mechanisms. Neuropsychopharmacology, 34:3, 786-795.