Généralement, les gens pensent que le sens du goût se limite à la bouche.Comme indiqué à la page « Gustation, côté parents », Lorsque nous mâchons un aliment, nous libérons des produits sapides (qui ont du « goût ») et des produits volatils. La bouche perçoit ces produits sapides. Ce sont en particulier les « saveurs prototypiques » : sucré, salé, acide, amer. Le système olfactif dans le nez perçoit les produits volatils odorants qui remontent par l’arrière-gorge (la voie rétro-nasale).
Si l’on ferme la « cheminée » du nez, on supprime la dimension olfactive qui constitue la composante majeure de la sensation du « goût ». A tel point que, quand on a le nez bouché, on dit que ce qu’on mange n’a pas de goût. C’est pourquoi dans la suite nous utiliserons plutôt « gustation » pour les sensations en bouche. L’espèce humaine est peut-être la seule dont le trajet rétro-nasal est aussi court, ce qui explique peut-être son intérêt pour la gastronomie (Shepherd, 2012).
Il existe un troisième système chimio-sensoriel, celui du nerf trijumeau. Celui-ci innerve toute la face mais en particulier les cavités buccales et nasales, ainsi que les yeux. C’est ce système qui nous fait pleurer quand nous épluchons des oignons car il est sensible aux produits irritants, mais aussi à la température et à la texture des aliments.
Il faut préciser que les voies nerveuses de l’odorat, de la gustation et du nerf trijumeau sont différentes. Le percept de goût ne se forme dans le cerveau que lorsque ces trois voies sensorielles se rejoignent. Et c’est l’ensemble odorat + gustation + trijumeau qu’on appelle « goût ».
Regardez votre langue dans un miroir. Sa partie centrale est couverte de papilles filiformes. Abrasives, elles aident à malaxer les aliments et elles renseignent aussi sur leur texture.
Sur les bords de la langue, à l’avant et sur les côtés, se trouvent les papilles fongiformes. Difficiles à distinguer à l’œil nu, elles sont gustatives. Plus en arrière, toujours sur les côtés, on trouve les papilles foliées, gustatives elles aussi. Enfin, à l’arrière de la langue, juste quand elle plonge dans le pharynx, on trouve 7 à 9 grosses papilles caliciformes gustatives qui dessinent un « V ».
Ces trois dernières catégories de papilles, au nombre variable (2000 à 10000), hébergent les bourgeons du goût (on devrait dire « bourgeons de la gustation » !). Ce sont eux qui nous intéressent car ils abritent chacun quelques dizaines de cellules sensorielles gustatives.
Les bourgeons du goût se mettent en place dès la vie fœtale, vers le 6-7e mois de grossesse ; plus tard, le bébé avale le liquide amniotique, comme ont pu le montrer des images en ultrason (Van Woerden et al., 1988).
Notons qu’on trouve aussi des papilles à la surface du palais mou, des joues, de l’épiglotte et de l’œsophage supérieur.
On trouve encore, même dans des ouvrages d’enseignement, une localisation géographique erronée des saveurs primaires (sucré, salé, acide, amer) à différents endroits spécifiques sur la langue. La découverte des récepteurs gustatifs et de leur répartition homogène sur la langue a invalidé cette carte (Briand, 2020). Les protéines, qui sont des récepteurs, sont insérées dans la membrane des cellules gustatives des bourgeons du goût. Comme toutes les protéines, les gènes codent pour eux.
[1] Il faut savoir que certaines personnes possèdent au moins un gène de récepteur de l’amer qui les rend hypersensibles (« supertasters »).
La découverte des récepteurs gustatifs est récente, elle date du tournant du siècle (voir Briand, 2020, Salesse, 2022).
Ces récepteurs détectent d’une part les composants essentiels de la ration : l’eau (on l’oublie souvent parmi les nutriments), les sucres (ou glucides), protéines, graisses (ou lipides) et minéraux (les sels dont le plus abondant, le sel de cuisine ou chlorure de sodium) et, d’autre part, les produits trahissant une possible corruption ou nocivité des aliments : acidité, amertume, irritants.
Le récepteur du sucré reconnaît le sucre de table (saccharose), les édulcorants et les produits sucrés issus de certaines plantes comme la stevia. Le récepteur de l’umami (qui signifie « délicieux » en japonais) est le goût des protéines. C’est une équipe française qui a découvert le récepteur du gras (Besnard et al., 2016).
Il existe un récepteur spécifique du sodium. Concernant les autres minéraux, il semble que plusieurs autres récepteurs soient impliqués.
Les produits acides sont reconnus pas un récepteur, qui est également impliqué dans la détection de l’eau grâce à une réaction enzymatique à la surface de la langue.
Les récepteurs de l’amertume sont les plus nombreux (20 à 80 gènes selon l’espèce animale). Cela résulte de la variété des molécules amères. Beaucoup de plantes les utilisent comme produits de défense : c’est dire qu’ils sont répulsifs, voire vénéneux. Il faut dont être bien équipé en récepteurs de l’amertume pour les éviter. Malheureusement, certains aliments courants (choux, endives) possèdent une amertume qui répugne souvent aux enfants, alors qu’ils sont inoffensifs[1]. Et l’on sait que les enfants n’aiment généralement pas le café ou la bière, qui sont amers. Par contre, ils aiment le chocolat, dont le constituant principal, le cacao, est particulièrement amer, parce que le produit est -hélas- abondamment supplémenté en sucre.
Enfin, les terminaisons sensorielles du nerf trijumeaux détectent les produits irritants (poivre, piment, alcool, ail) mais aussi la température. De façon intéressante, c’est le même récepteur qui à la fois renseigne sur le chaud et reconnaît la capsaïcine du piment : dans les deux cas, on a une sensation de chaleur, voire de brûlure. Idem pour le froid : cette fois, le récepteur déclenche la sensation de froid mais capte également le menthol, responsable de la perception fraîche de la menthe.
Si chacun connaît bien la saveur du sucre ou du sel de table, on sait également (même sans l’odorat) que la saveur d’un aliment est complexe et ne se limite pas aux traditionnelles 4 saveurs (sucré, salé, acide, amer), voire 7 en ajoutant l’umami, l’eau et le gras.
Pour le comprendre, il faut plonger dans les bourgeons du goût. Chacune de leurs cellules gustatives ne porte qu’un seul récepteur des différentes saveurs. Le sucre, le sel, l’umami activent chacun une cellule individuelle. Mais à l’intérieur du bourgeon du goût, ces cellules dialoguent entre elles par le biais de neuromédiateurs. Il en résulte que le message nerveux qui sort du bourgeon du goût est finement ajusté à la composition de l’aliment. Ce n’est pas la simple somme des différentes saveurs prototypiques, c’est une composition spécifique du produit dégusté (Faurion et Montmayeur, 2012).
Ceci constitue la base de la reconnaissance des aliments. L’image sensorielle véhiculée vers le cerveau s’imprime dans la mémoire gustative. La bibliothèque sapide ainsi formée constitue une image mnésique durable qui est initiée in utero et qui évoluera au cours de la vie tout en servant de référence pour les expériences ultérieures.
C’est ainsi que, de concert avec l’olfaction, la gustation est support majeur de l’ancrage culturel alimentaire de l’espèce humaine, où l’on peut se distinguer ou se réunir en fonction de ce qu’on mange (Poulain, 2017).
Habituellement, on pense que les perceptions en bouche servent surtout au plaisir (hédonisme) de la dégustation ; d’où la gastronomie. En fait, à travers l’analyse chimique de la ration, la bouche transmet vers le cerveau des informations qualitatives et quantitatives sur sa composition.
Le résultat est multiple et important pour la santé :
La nutrition est bien sûr indispensable à la survie des individus mais cette fonction est particulièrement critique lors du développement des jeunes, depuis la vie fœtale jusqu’à la maturité. Et le système nerveux est particulièrement sensible à la qualité et à la quantité des nutriments. La gustation (et l’olfaction) sont donc aux premières loges pour évaluer ces paramètres et favoriser les bons choix alimentaires.
Depuis une trentaine d’années, la recherche a découvert des mécanismes par lesquels, à tous les âges mais plus particulièrement lors des 1000 premiers jours, le cerveau met en place des réglages métaboliques qui vont présider à la qualité de vie ultérieure (bonne santé, poids raisonnable, santé mentale, forme physique et psychique).
On appelle ces mécanismes « épigénétiques ». A la différence des gènes qui demandent des générations et des générations pour fixer une mutation, les marqueurs épigénétiques sont mis en place très rapidement pour adapter l’individu à une nouvelle situation. Avantage par rapport à la génétique classique : si ces marqueurs se mettent en place très vite, ils peuvent aussi être effacés rapidement.
On parle aujourd’hui de DOHaD (Developmental Origins of Health and Disease), qu’on traduit en français, de façon positive, par « origines développementales de la santé ».(Junien et al., 2016a).
La sous-nutrition pendant la grossesse règlerait le niveau du métabolisme à ce qu’on a appelé le « phénotype économe ». Cela voudrait dire en quelque sorte que la restriction pendant la grossesse laisse présager d’une vie de restriction alimentaire et le métabolisme se met en mode « épargne ». Si l’on donne ensuite trop à manger, l’organisme stocke au lieu de dépenser et l’obésité s’installe, avec ses conséquences. Mais on observe également une corrélation entre l’obésité des enfants et celle de leur mère.
Pas assez ou trop nourri pendant la vie fœtale débouche donc sur des effets semblables (Zhu et al., 2019). On sait maintenant que les marques épigénétiques, qu’elles viennent de la mère ou du père, voire des grands-parents, passent à la descendance. Ce n’est donc pas seulement les gènes qui président à notre santé. Ce sont aussi les modes de vie et d’alimentation de nos ascendants et de nous-mêmes (Junien et al., 2016b).
Dans « olfaction, données scientifiques », on rapporte l’effet des apprentissages olfacto-gustatifs initiaux pour que les enfants se nourrissent de façon saine et variée. Sans doute ces apprentissages se traduisent-ils par des marquages épigénétiques installés durant ces années d’évolution rapide.
Récemment, on a mis en place le système Nutriscore pour aider les consommateurs à se procurer de la nourriture saine et variée. Il commence à être connu, ainsi que diverses applications sur smartphone qu’on peut consulter en faisant ses courses. Malheureusement, on constate que beaucoup de publicités sont dirigées vers des aliments ultra-transformés, notés D ou E dans le Nutriscore. Le profit au détriment de la santé.
La tradition française promeut la gastronomie et la bonne chère (Champion, 2010). L’UNESCO reconnaît cette dernière, avec l’inscription au patrimoine de l’humanité du repas gastronomique français (Csergo, 2016).
Les paramètres esthétiques utilisés dans cette valorisation reposent sur des apprentissages culturels et sensoriels qui s’inscrivent dans le cerveau.Lorsque l’on contemple une œuvre d’art ou une sensation olfacto-gustative, on ne contemple jamais que l’image que le cerveau produit.Cette complexité découle du fait que cette image combine l’image sensorielle « brute » produite par la dégustation avec les mémoires antérieures de l’individu ainsi que leur contexte émotionnel, social et culturel.
Plusieurs zones du cerveau qui s’activent lors de l’appréciation des mets sont également activées lors de la contemplation et du jugement esthétique d’œuvres d’art reconnues au titre des « beaux-arts ».(Dessin, peinture, sculpture, architecture, musique, poésie, théâtre, danse ; Zeki et al., 2020). On peut donc penser que ces zones (en particulier le système de la récompense et les zones du cortex frontal et cingulaire) sont impliquées dans la sensation esthétique de plaisir associée à la perception sensorielle (Cromwell et al., 2020).
Alors, prenons le temps de goûter !
Rédaction : Roland Salesse