Interview d’Arnaud Leleu : comment les sens contribuent à la socialisation de l’enfant ?
Bonjour Arnaud Leleu, vous êtes Maître de conférences en psychologie et neuroscience à l’Université de Bourgogne (Centre des Sciences du Goût et de l’Alimentation).
Vous avez accepté aujourd’hui de nous expliquer comment les sens contribuent à la socialisation de l’enfant.
Y-a-t-il une hiérarchisation des rôles des sens, ou est-ce qu’il s’agit plutôt d’actions conjointes ? Et est-ce que cela dépend des moments ?
Il n’y a pas de hiérarchie à proprement parler mais un poids relatif qui évolue au cours du développement. Certains sens se développent en premier, bien avant la naissance, et participent fortement à la sensorialité du nourrisson à la naissance. Les sens dits « proximaux » (toucher, goût, odorat) sont les premiers à se mettre en place et sont donc importants au début de la vie. Songez au contact étroit entre le bébé et ses parents dans les premiers temps. Les sens « distaux », comme la vue et l’ouïe, se développent ensuite et prendront une place importante à mesure que l’enfant grandit. Cette forme de hiérarchie, ou plutôt de séquence, dans le développement sensoriel, permet aux sens les plus développés d’aider les sens les moins développés.
Dans les travaux que je mène, nous avons par exemple montré que l’odeur de la mère, que le bébé reconnaît bien dès la naissance, facilite la perception des visages après quelques mois, la vue étant au contraire encore peu développée. L’odeur maternelle aide ainsi à reconnaître visuellement qu’il y a des congénères présents dans l’environnement. Autrement dit, les sens s’entraident dans l’apprentissage des informations sociales et la socialisation est un phénomène multisensoriel, intégré entre les sens à mesure que l’enfant se développe.
Tout d’abord comment pourriez-vous décrire ce que recouvre la socialisation de l’enfant ?
Si l’on considère tout simplement la définition de Wikipédia, la socialisation recouvre « l’ensemble des processus par lesquels les individus acquièrent et intériorisent des normes, des valeurs et des rôles qui régissent la vie sociale, qui construisent leur identité psychologique et sociale ». Il s’agit donc de tous les processus psychologiques qui permettent de comprendre et d’interagir avec l’environnement social. En psychologie, on étudie notamment la cognition sociale, qui est un ensemble de fonctions psychologiques que l’on utilise pour comprendre et interagir avec autrui.
Chez le jeune enfant, il y a plusieurs étapes dans le développement de la cognition sociale qui sont bien synthétisées dans un chapitre de Philippe Rochat et Tricia Striano publié en 1999 . Par exemple, une étape importante qui apparaît au cours de la première année, vers 7-8 mois, s’appelle le référencement social. L’enfant se réfère aux adultes, en particulier aux parents, pour apprendre à se comporter face aux évènements, avec autrui, etc. A cet âge, le référencement est majoritairement sensoriel, émotionnel. En fonction de ce que l’enfant perçoit des réactions de ses parents face aux évènements, l’enfant ajuste son propre comportement.
Rochat, P., & Striano, T. (1999). Social cognitive development in the first year. In P. Rochat (Ed.), Early
social cognition (pp. 3–35). Mahwah, NJ: Lawrence Erlbaum Associates, Inc.
Justement, c’est le sujet de cette interview : quel est, ou plutôt je suppose, quels sont les rôles des sens dans cette socialisation ?
Les sens sont la porte d’entrée des informations sur le monde extérieur, et donc des informations sur l’environnement social. Mais le poids des informations sensorielles est différent en fonction de l’âge de l’individu. Dans les six premiers mois de vie, les sens dominent quasiment exclusivement l’apprentissage du monde social. L’immaturité du système moteur du très jeune enfant ne lui permet pas d’explorer le monde par lui-même et entraîne une forme d’exposition « passive » aux stimulations sensorielles qui véhiculent les informations sociales (même si, par exemple, les pleurs du bébé produisent une réponse de ses parents et sont déjà une forme active d’interaction sociale ! ). Pour illustrer cela, au niveau visuel, l’enfant est d’abord exposé aux visages de ses parents et plus généralement de ses congénères. Dès la naissance, il regarde attentivement les visages et, en quelques mois, il apprend à les catégoriser, c’est-à-dire à les différencier des autres objets de l’environnement et à reconnaître que des visages variés font partie d’une même catégorie. Il va ensuite apprendre à identifier les expressions de ces visages et à leur attribuer des émotions. Ces expressions faciales participent ainsi au référencement social dont nous parlions auparavant. L’enfant réagit et adapte son comportement aux émotions qu’il perçoit sur le visage d’autrui. En observant leurs expressions ou la direction de leur regard, il va alors progressivement inférer les intentions des autres individus et anticiper leur comportement afin d’adapter son propre comportement. L’apprentissage visuel des visages est donc en quelque sorte le socle sensoriel sur lequel tout un ensemble de fonctions mentales de plus en plus élaborées se développe pour comprendre et interagir avec autrui.
Pour mieux comprendre ce processus de socialisation également dans la vie d’un adulte : est-ce que cette action des sens sur la socialisation prend fin à un moment de la vie, ou est-ce qu’elle ne s’arrête jamais ?
Puisque les sens nous apportent des informations sur le monde extérieur, et donc sur l’environnement social, tout au long de notre vie, on ne peut pas dire que l’action des sens s’arrête un jour. Un adulte sera certes moins sensoriel dans sa compréhension de l’environnement social. Du moins, il ne se rendra peut-être pas compte de l’influence des sens dans sa socialisation, et s’appuiera explicitement sur des concepts, des symboles, sa rationalité et son langage. Mais les sens continuent forcément d’influencer la manière dont un individu appréhende les informations sociales et s’y ajuste tout au long de sa vie. Un exemple intéressant d’un effet socialisant d’origine sensoriel chez l’adulte est l’impact d’une synchronie interpersonnelle. Si vous percevez une synchronie entre vos mouvements et ceux d’autres individus (comme lorsque l’on danse sur la même musique), vous serez ensuite plus enclin à coopérer avec ces individus.
Quand commence cette action des sens dans la socialisation d’un enfant ?
J’ai déjà mentionné le rôle important des sens dans les premiers mois de vie du nourrisson. Mais leur rôle dans la socialisation pourrait bien commencer avant la naissance car les sens se développent in utero. Comme tout mammifère, l’être humain commence son développement dans un environnement social : le corps de sa mère. Le fœtus apprend l’odeur ou la voix de sa mère et y répond ensuite, à la naissance, de manière différenciée par rapport à d’autres odeurs ou d’autres voix. Les informations maternelles, familières et rassurantes pour le jeune enfant face aux bouleversements que la naissance implique, sont donc les premières informations sociales qu’il découvre sensoriellement. Par ailleurs, à travers notamment l’allaitement, les soins, etc., le bébé satisfait ses besoins physiologiques principalement dans le contexte maternel. Le bien-être du nourrisson, qui fait appel à une sensorialité que l’on néglige souvent – l’intéroception (sentir l’intérieur de son corps), est donc intimement lié aux premières relations sociales à travers les interactions avec la mère. A ce titre, certains psychologues, comme Lisa Feldman Barrett , théorisent le fait qu’en tant qu’espèce sociale, le jeune être humain ne peut pas survivre et se développer sans une régulation sociale de sa physiologie, et cette régulation passe avant tout par les sens dans les premiers mois de vie. Sens et socialisation seraient donc mêlés dès le début de la vie.
Et inversement si certains sens n’intervenaient pas pour contribuer à la socialisation de l’enfant, à cause d’invalidité totale ou partielle de certains sens : quels seraient les différents impacts qu’il faudrait idéalement prendre en compte ?
Je ne suis pas un spécialiste des privations sensorielles, mais les données scientifiques que je connais montrent que les autres sens suffisent à assurer le bon développement de la socialisation. A ma connaissance, il n’y a pas d’études qui montreraient un impact extrêmement délétère de la perte d’un sens sur la socialisation. Des résultats très intéressants montrent même comment le cerveau « social » d’individus ayant une privation sensorielle s’adapte. Il semble exister un précâblage entre les régions qui traitent les informations sociales issues des différents sens, si bien que les sens fonctionnels vont pouvoir « coloniser » et utiliser les régions qui étaient initialement dédiées au sens qui ne fonctionne pas. Ainsi, chez des individus aveugles de naissance, les régions cérébrales qui serviraient à reconnaître les visages chez des individus voyants répondent aux voix.
De même, une région qui répond habituellement aux voix chez les individus entendants répond aux visages chez les individus sourds. Il y a donc, chez un individu qui n’a pas l’usage d’un sens, une réutilisation par les autres sens des régions non stimulées. En quelque sorte, les régions « sociales » restent sociales mais sont désormais sollicitées par d’autres sens.
Quels conseils pourriez-vous donner à des parents ou des personnes en charge de l’éducation des jeunes enfants pour une meilleure prise en compte de la contribution des sens à la socialisation de l’enfant ?
Le premier conseil à donner, c’est de jouer avec son enfant en stimulant tous les sens, et ainsi de lui faire découvrir le monde. C’est un des principes de 5 senses for kids Foundation ! Il faut aussi garder en tête que l’enfant apprend le monde à travers ses parents, leurs réactions face aux évènements, leurs émotions et la nature de leurs interactions avec les autres personnes. L’enfant apprend à interagir avec son environnement en référence à ses parents (principe de référencement social évoqué plus haut). Si on est un adulte stressé face à de nombreux évènements, angoissé face à toute nouveauté, avec une prédominance d’émotions négatives, c’est ce que l’enfant apprendra. Ce sera son premier schéma d’interaction avec le monde. Au contraire, si on est un parent extrêmement curieux, créatif, moteur d’émotions positives, l’enfant apprendra une relation avec l’environnement tout à fait différente. Et puisque la sensorialité prédomine au début de la vie, on néglige souvent la quantité d’indices sensoriels que l’on véhicule et auxquels l’enfant est extrêmement sensible : l’intonation de la voix, les expressions du visage, la manière de se mouvoir (et de le mouvoir), de le toucher, etc.
Pour illustrer ce point, je vais mentionner un exemple issu de mon expérience personnelle. J’ai connu deux couples qui avaient chacun une fille du même âge. Un jour, alors que les deux enfants devaient avoir un an et demi ou deux ans, les deux pères jouaient avec leurs filles dans un parc où nous passions l’après-midi. Mais les deux pères étaient très opposés dans leur comportement. Le premier était très soucieux et stressé que sa fille explore ce parc plein d’obstacles et de dangers. L’autre était très encourageant et amusé.
À l’image de leurs pères, les deux petites filles avaient un comportement très diffèrent. Alors que la première avait l’air inquiète chaque fois que quelque chose se présentait, qu’elle pleurait face à une chute pourtant évitée, la seconde courait, explorait davantage et parfois tombait et se relevait en riant. On voyait très nettement le lien entre le comportement des papas et le comportement des petites filles. Certes de nombreux facteurs peuvent expliquer le comportement des petites filles et rien ne m’indique clairement que le comportement des pères en était la cause première, mais cela m’a fasciné car je connaissais depuis longtemps les différences entre les deux pères et j’observais, en miroir, le comportement de leurs filles.
Quels conseils pourriez-vous donner à des parents ou des personnes en charge de l’éducation des jeunes enfants pour une meilleure prise en compte de la contribution des sens à la socialisation de l’enfant ?
Pour celles et ceux qui sont à l’aise avec les articles scientifiques, j’invite à lire les quelques références sur lesquelles je me suis appuyé au fil des questions. Pour une synthèse plus accessible, il y a notamment, sur le site « Les Pros de la Petite Enfance », une série de 5 articles à propos de la socialisation des enfants selon leur étape de développement.
Merci beaucoup Arnaud Leleu