Roland Salesse – « Le cerveau cuisinier »

Roland Salesse, vous nous présentez votre dernier livre « Le cerveau cuisinier ».

S’agit-il simplement de recettes pour mieux se nourrir, voire même pour mieux nourrir son cerveau ?

Le cerveau cuisinier n’est pas un livre de recettes ! Le sous-titre est plus explicite : Petites leçons de neurogastronomie.

Notre alimentation est soumise à une telle pression économique et sociale (pensez simplement à la publicité, mais aussi aux conseils, injonctions et inquiétudes divers : maigrir, malbouffe, manger ceci, pas cela, impact de notre régime alimentaire sur le climat) qu’on oublie les bases physiologiques de la nutrition. En écrivant ce livre, j’ai voulu décrire comment le cerveau dialogue « naturellement » avec l’organisme pour réguler notre prise alimentaire. Les mécanismes mis en jeu résultent d’une longue évolution qui a sélectionné plusieurs systèmes coordonnés par le cerveau :

  • Le système neuromusculaire de la mastication et de la déglutition
  • Le « goût », qui est en fait le résultat de la perception de trois systèmes : olfaction (ou odorat), gustation (réception des saveurs) et système du nerf trijumeau (ou système trigéminal, qui renseigne sur la texture, la température, le piquant)
  • Le système gastro-intestinal, qui fonctionne largement de façon autonome mais communique avec le cerveau pour réguler la satiété, la digestion, les apprentissages alimentaires.

Il y avait un précurseur en France, Robert Francès qui travaillait à Paris au CNRS et qui avait rédigé une thèse. En dehors de ça, il y avait peu d’informations à ce sujet. Donc ça m’intéressait d’aborder cette question-là.

Les musiciens connaissent bien les effets de la musique, mais ils les décrivent avec leurs intuitions. C’était nécessaire pour moi de regarder à quoi correspondaient ces intuitions. Comment ça se traduit concrètement dans le cerveau.

Quand on se met à table, y-a-t-il d’autres mécanismes ou systèmes que nous mobilisons ?

En me mettant à table, je ne fais pas que mobiliser ces systèmes. Je convoque également mes apprentissages (depuis la vie fœtale), mes préférences (mes « goûts »), mon état psycho-physiologique, ma culture et l’influence de mon environnement socio-économique. Bref, ce qui n’était qu’un comportement de survie se charge de significations émotionnelles, culturelles ou identitaires qui prennent le pas sur les « simples » mécanismes physiologiques.

Et c’est le cerveau qui intègre tous ces paramètres pour présider, consciemment ou non, à mon comportement nutritionnel.

De plus, l’espèce humaine est une espèce hautement sociale qui, de tous temps, s’est organisée à des échelles croissantes, depuis les tribus errantes jusqu’à la mondialisation, pour approvisionner nos estomacs insatiables. Avec, à notre époque, les dérives de la surexploitation de la planète, de la spéculation sur les denrées et de la suralimentation poussée par la publicité ; tout cela débouche sur le réchauffement climatique, les prix élevés et les maladies métaboliques (« épidémie » d’obésité et de diabète) et cardio-vasculaires.

Comment se mettent en place les habitudes alimentaires ?

Le conditionnement commence très jeune, de façon insoupçonnée. Le fœtus, dans le ventre de sa mère, hérite déjà des conditionnements maternels. En effet, certaines odeurs et saveurs des mets consommés par la maman passent dans le liquide amniotique, donnant ainsi au bébé une première expérience olfacto-gustative. Mais ce n’est pas tout. La mère elle-même porte un héritage épigénétique [1], résultat de son propre mode de vie (dont son alimentation), mais aussi du conditionnement encouru lors de sa propre vie intra-utérine chez la grand-mère. Et le petit fœtus dont je parle porte déjà dans ses gonades (ovaires et testicules) les cellules qui donneront les ovules ou les spermatozoïdes qui engendreront la génération suivante. Ainsi, de génération en génération, se transmettent des réglages métaboliques qui décident plus ou moins de la santé des individus. On parle maintenant de DOHaD, origine développementale de la santé (en anglais : Developmental Origin of Health and Diseases). Tout n’est pas perdu car ces marques épigénétiques, à la différence des mutations qui changent les gènes, sont réversibles. C’est-à-dire qu’un changement de mode de vie peut faire un reset, effacer les marqueurs épigénétiques délétères.

Et pour un tout-petit ?

Revenons à notre nouveau-né. Indispensable aux besoins du nourrisson, la composition et la quantité du lait évoluent avec la durée de l’allaitement. Mais de plus, dans cette ambiance sécurisante du sein maternel, le bébé va continuer ses apprentissages sensoriels en respirant les odeurs maternelles et les arômes alimentaires qui passent dans le lait. Ensuite, après le sevrage, l’enfant se familiarisera progressivement avec les pratiques alimentaires de sa famille, qui lui serviront de repère durant les années ultérieures, jusqu’aux changements d’environnement social de l’adolescence et de l’âge adulte.

En naissant, le bébé va recevoir un autre « cadeau » : une bonne partie des « microbes familiers » de sa mère et de son environnement. On parle maintenant de microbiome pour l’ensemble des microorganismes (bactéries, champignons, virus, protozoaires) et de microbiote pour les bactéries seulement. Ce « microbiome domestique », en quelque sorte « apprivoisé » -en particulier par la maman-, allié aux facteurs de croissances contenus dans le lait, va contribuer à la mise en place de l’immunité précoce du nourrisson et favoriser le développement de ses défenses immunitaires, tout en lui apprenant à tolérer les microorganismes favorables à la santé physique et mentale. Et où se situe la plus grande population microbienne de notre organisme ? Dans le système digestif, depuis la bouche jusqu’à l’anus, mais avec 99 % de la population microbienne totale dans le gros intestin. Les résultats scientifiques montrent que la composition du microbiote est corrélée à l’état de santé, physique ou mentale, des individus. On montre même chez les rongeurs, qu’une transplantation de microbiote sain peut guérir une souris malade et inversement, qu’un microbiote de « dysbiose » (de composition anormale) rend malade une souris saine.

Très étudiés depuis environ 20 ans, épigénétique et microbiote s’imposent maintenant dans le champ de la santé et de la médecine comme des paramètres majeurs hérités dès la conception.

Pour conclure, comment résumeriez-vous les chapitres qui nous aident à comprendre le fonctionnement de la nutrition ?

Se nourrir mobilise de multiples fonctions de l’organisme. Fonctions de planification pour se procurer les denrées et les préparer, fonctions motrices pour les amener à la bouche, les mastiquer et les avaler. Fonctions sensorielles pour reconnaître les aliments et évaluer la nourriture. Fonctions largement non-conscientes du tube digestif : enzymatiques, motrices, sensorielles, neuroendocrines. Quand on pense « goût » et « gastronomie », on pense au plaisir éprouvé en dégustant. Mais les sens (vision, audition, olfaction, gustation, toucher, proprioception (= perception de soi)) et les capteurs gastro-intestinaux constituent un véritable laboratoire d’analyse de la ration, qui transmettent sa valeur qualitative et quantitative au cerveau, qui commande en retour l’acte de manger ou sa cessation. Chronobiologie : le cerveau règle aussi l’heure des repas et orchestre les relations entre les organes. Mémoire : c’est encore le cerveau qui forme les images sensorielles des aliments, et apprend la façon de les manger. Ainsi se déterminent nos choix alimentaires, mais aussi leur valeur nutritionnelle, symbolique et culturelle, jusqu’à l’appréciation gastronomique, qui implique les mêmes circuits neuronaux que ceux engagés dans le jugement esthétique des œuvres d’art, de quoi allier la science et le plaisir !

[1] L’épigénétique (étymologiquement « par-dessus la génétique ») est un ensemble de mécanismes qui ne modifient pas la séquence de l’ADN des gènes (ce qu’on appelle mutation) mais modifient leur expression. Par exemple, les gènes qui s’expriment durant le développement embryonnaire s’éteignent à l’âge adulte ou encore, les cellules du cerveau n’expriment pas les mêmes gènes que les cellules de muscles.

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