Interview de Joëlle Provasi : 2e partie

Joëlle Provasi, vos travaux de recherche portent aussi sur les synchronisations rythmiques du très jeune enfant en interaction avec son environnement : comment le jeune enfant est-il capable de percevoir les rythmes, d’en produire et de les modifier pour se synchroniser avec ceux de son environnement ?
La synchronisation sensori-motrice (SMS), est la capacité de modifier son propre comportement moteur rythmique pour se synchroniser avec un comportement rythmique extérieur. Les exemples les plus remarquables de synchronisation sensorimotrice sont les musiciens qui sont tous capable de jouer en rythme ou les danseurs qui synchronisent à la perfection leurs mouvements à ceux des autres danseurs. Sans choisir des exemples aussi complexes, la synchronisation sensori-motrice joue un rôle crucial dans la communication humaine, car elle permet à une personne de montrer à autrui qu’elle perçoit son comportement et qu’elle y réagit en conséquence.

Le fœtus baigne dans un environnement rythmique. Les chercheurs ont permis de mettre en évidence qu’au dernier trimestre de la gestation, le fœtus perçoit le rythme cardiaque et respiratoire de sa mère, le rythme du langage, du chant et également le rythme de la marche maternelle. Le fœtus perçoit ces rythmes mais il réagit surtout aux changements de rythmes. Le fœtus est également capable de produire de nombreux rythmes : son propre rythme cardiaque, des mouvements respiratoires, avec une respiration devenant régulière à 32 semaine d’âge gestationnelle, il produit également des mouvements rythmiques de la mâchoire dès 20 semaines d’âge gestationnel, le hoquet devient fréquent à 24 semaines d’âge gestationnel et il produit également des mouvements rythmiques des jambes ainsi que des mouvements alternés des jambes. La question cruciale pour l’interaction est donc se savoir si les nourrissons, voire même les nouveau-nés, sont capables de modifier leur comportement moteur rythmique spontané en réponse à une stimulation rythmique externe ? C’est par exemple de pouvoir bouger en même temps que la musique, ou de pouvoir modifier son propre rythme pour être en synchronie avec son environnement. Pour ce faire, il faut savoir quand produire son action pour qu’elle soit en même temps que l’action de l’autre. Il faut donc pouvoir anticiper l’arrivée de la stimulation rythmique avec toujours un petit décalage entre l’arrivée de la stimulation rythmique et la réponse. Chez le nouveau-né, la succion non nutritive, les pleurs (vocalisations qui sont les prémices du langage) et les mouvements des jambes ont été étudiés en présence ou en l’absence d’une stimulation auditive rythmique. Les résultats suggèrent que l’interaction entre le mouvement et le son est présente dès la naissance et que les synchronisations sensori-motrices peuvent être observées dans des conditions particulières et dans une gamme de tempos très étroite, en particulier près du tempo moteur spontané du nourrisson. Nous avons pu observer (Provasi, Anderson & Barbu-Roth, 2014) que le nouveau-né parvenait sous certaines conditions à synchroniser le rythme de ses pleurs (vocalises) à un tempo audio-visuel. Les chercheurs ont mis en évidence le rôle fondamental des synchronisations sensori-motrices dans l’interaction et la communication au début de la vie.

Quelle est, à la lumière de vos travaux, l’importance d’un environnement multisensoriel riche dans cette période des 1000 premiers jours ?
Les synchronisations sensori-motrices sont un très bon exemple de l’importance des stimulations multisensorielles. Le tempo, l’intensité et le rythme sont des stimuli perçus dans plusieurs modalités sensorielles (Lickliter, 2018). Par exemple, le rythme et le tempo de la parole peuvent être perçus en regardant la personne en train de parler et en l’écoutant. Le rythme et le tempo sont donc caractérisés de manière redondante. De même, lorsque la mère marche, les bruits de ses pas sont souvent coordonnés avec un retour tactile, le fœtus subissant une pression changeante correspondant au rythme temporel et à l’intensité changeante des mouvements de la mère, ainsi qu’aux changements accompagnés et coordonnés du système vestibulaire. Les stimulations multi-modales sont mieux perçues, par le fœtus et le nouveau-né, que des stimulations uni-modales. Ces stimulations multimodales ont des effets neurologiques plus importants que la somme de chaque stimulus (Lickliter & Bahrick, 2001). Cette redondance inter-sensorielle, peut donc être définie comme le fait que la même information soit disponible simultanément et synchronisée dans le temps entre deux modalités sensorielles. Cette redondance sensorielle est très importante pour promouvoir l’attention, l’apprentissage et la mémoire des propriétés des stimuli amodaux comme le tempo, le rythme et l’intensité (Lickliter, 2018). Des études en imagerie ont également mis en évidence que les régions motrices ne sont pas seulement sollicitées lors des tâches de production de rythme ; elles sont également sollicitées lors des tâches de perception de rythme (Janata & Grafton, 2003). Les aires auditives et motrices sont en interaction étroite même lors des tâches de perception de rythme. Tout se passe comme si, au niveau de l’activité cérébrale, on a du mal à différencier les tâches de perception de rythme des tâches de production de rythme.
Lickliter (2018) a remarqué que les événements sociaux fournissent des quantités particulièrement élevées de redondance sensorielle : les sons de la parole synchronisés avec les mouvements coordonnés de la bouche, de l’affect et du geste. Si le peau à peau est si important pour le nouveau-né et encore plus pour l’enfant né prématurément, c’est aussi parce qu’il resynchronise tous les signaux sensoriels qui n’étaient plus synchronisés depuis la naissance (surtout dans l’incubateur). Lors du peau à peau, le nourrisson sent l’odeur de sa mère, en même temps qu’il entend son rythme cardiaque, qu’il ressent les mouvements de son rythme respiratoire, ressent les mouvements vestibulaire quand sa mère marche, entend sa voix si elle parle et peut même voir son visage si elle le regarde. Toutes ses stimulations se produisent en même temps ; elles sont en synchronie et fournissent des informations redondantes les unes par rapport aux autres. La mère (ou les parents) sont de formidables stimulations multimodales !
Cette quantité de redondance sensorielle est nettement plus élevée lors d’une interaction sociale que pour la plupart des événements non sociaux. Quand une personne veut rentrer en communication avec un nouveau-né, voire un enfant prématuré, (cf. photo), elle mobilise tous ses sens en l’enveloppant de ses mains (stimulations tactiles), le redressant à 45 degrés (stimulations vestibulaires) se mettant très près de son visage (environ 25 centimètres, l’enfant de cet âge-là ne pouvant pas accommoder visuellement), elle lui parle (stimulation auditive) et étant très près de lui, le tout petit peut même la sentir (stimulation olfactive). Tous les sens sont sollicités pour mettre en place une interaction réussie et être dans les conditions optimales pour être perçue par le nourrisson. Ce dernier découvre en fait le monde de manière multisensorielle dès le début.

De nombreuses interactions parents – enfant, où l’on fait rebondir l’enfant sur les genoux en lui chantant une comptine ou encore le jeu du coucou (peek-a-boo en anglais), sont en fait des combinaisons de stimulations multisensorielles. L’apprentissage est donc multisensoriel. En sollicitant simultanément différents systèmes sensoriels, les expériences multisensorielles créent des connexions neuronales améliorant ainsi les capacités d’apprentissage et de mémorisation. Au cours de cette période critique des 1000 premiers jours de la vie, représentant une période de croissance et de plasticité neurologique extraordinaire, les influences environnementales peuvent façonner le développement de l’enfant.
C’est à nous, parents et professionnels de la petite enfance d’offrir à l’enfant en plein développement un environnement multisensoriel riche, dynamique et sachant évoluer en fonction des intérêts et des capacités de l’enfant.

Fin de la 2e partie. Pour accéder à la 1ere partie, cliquez ici.


