Interview d’Anne Bobin Begue

Bonjour Anne Bobin Begue
Vous êtes Psychologue du développement, Maître de conférences en Psychologie du développement et responsable de l’équipe d’enseignement de la psychologie du développement. Vous êtes également responsable de la bibliothèque de tests du département des sciences psychologiques et de l’éducation et référent RIPSYDEVE (Réseau Interuniversitaire de Psychologie du Développement et de l’Education).
Vous vous intéressez plus particulièrement aux enjeux de la dimension temporelle des actions et des interactions dans le développement du nourrisson et du jeune enfant.

Quels sont les grands principes des rythmes physiologiques, psychiques et développementaux des bébés ?
La vie du bébé est pleine de régularités temporelles, c’est-à-dire qu’un même événement se reproduit en respectant un intervalle de temps identique. Le bébé baigne dans cet environnement très riche en régularités avant même la naissance, pendant la gestation. Ces régularités se retrouvent à tous les niveaux.
Tout d’abord, au niveau physiologique. Notre corps exprime dans son fonctionnement des régularités : les battements cardiaques et les mouvements de respiration sont les expressions des rythmes biologiques et physiologiques les plus évidents.
De plus, il faut savoir que notre physiologie se cale en plus sur les rythmes d’alternance entre le jour et la nuit. On parle des rythmes circadiens. Nous avons une structure cérébrale, les noyaux suprachiasmatiques, qui reçoivent par une voie spécifique l’information lumineuse captée par nos yeux. Ils ne servent donc pas qu’à regarder ! Ils servent aussi à informer notre corps de quand il fait jour et quand il fait nuit, ce qui permet au corps de se préparer physiologiquement, notamment pour l’éveil et l’endormissement. Nous avons tous fait l’expérience de se réveiller juste avant notre réveil, parfois à la minute près, mais seulement lorsque nous sommes dans une période où nous respectons des horaires réguliers. Le cerveau s’est calé sur les horaires d’alternance jour/nuit et prépare le corps pour qu’il soit en phase. Il faut savoir que le système circadien serait déjà fonctionnel in utero, même si, évidemment, les données manquent. Pour le moment, les données s’accordent sur le fait que le système soit suffisamment développé à 3 mois et de ce fait, on s’attend à ce qu’un nourrisson de cet âge fasse ses nuits.
La question qui vient naturellement, c’est comment le fœtus peut commencer à caler ses rythmes circadiens sur les alternances jour/nuit alors qu’il est dans la quasi-obscurité avec une vision peu développée ? C’est que le système s’informe par d’autres sources. Si, in utero, il est possible que le fœtus soit exposé à des variations d’intensité lumineuse, il est aussi exposé à d’autres stimulations qui varient en fonction du moment de la journée comme l’activité maternelle ou l’environnement sonore ou la composition du liquide amniotique (liée à l’alimentation). Cependant, il n’est pas certain que les variations de certains messagers chimiques maternels impliqués dans la régulation des rythmes circadiens puissent passer la barrière placentaire.
Après la naissance, le bébé est exposé par sa vie de relation aux rythmes physiologiques de la personne qui prend soin de lui (fréquences cardiaque et respiratoire, voix et débit de parole) mais aussi à ses rythmes sociaux comme ses activités (par le portage mais aussi par ses périodes de disponibilité pour le soin) et leurs interactions (physiques : caresses, massages ; échanges et protoconversations; jeux).
Par ces expériences périnatales, on comprend que le fœtus, puis le nourrisson, sont exposés à des stimulations qui présentent des régularités temporelles similaires avant et après la naissance. En effet, si les milieux de vie sont différents (aquatique en prénatal versus aérien en postnatal), l’information qui reste identique est bien l’information temporelle. Ainsi, la composante temporelle des voix des parents, du rythme de paroles et celui de la marche maternelle ne sont pas transformés par le milieu : le rythme est le même avant et après la naissance.
Enfin, le bébé produit lui-même de nombreux comportements très stéréotypés, répétitifs. A commencer par la succion, en particulier la succion dite non nutritive, mais aussi les mouvements de pédalages, de balancement, etc… Dans les années 80, ces comportements rythmiques du bébé ont été documentés et ce qui est intéressant, c’est que leurs rythmes changent en fonction du contexte ! Il ne s’agit pas de simples comportements archaïques ou réflexes. Ils témoignent d’une forme d’expression.

En quoi sont-ils essentiels ?
C’est ici qu’on comprend que ces rythmicités sont fondamentales notamment pour le bébé car il est dans une période où il développe de nombreuses compétences. A partir du moment où on est capable de détecter une régularité temporelle dans son environnement, on est capable d’anticiper. Par exemple, le bébé peut anticiper le contrôle de sa posture lorsque qu’il est porté par sa mère qui marche ou qui le berce ou encore anticiper son tour de parole dans un échange. L’anticipation est essentielle pour aussi gérer l’ensemble des stimulations qui nous arrivent. Il est ainsi possible pour le bébé de réguler son attention, de ne pas tenir compte des stimulations récurrentes ou de les traiter de manière automatique, de réagir au moment opportun et même d’être rassuré parce qu’il connait la suite des événements. Le bébé peut aussi reconnaitre des régularités dans des événements plus complexes comme le flux de la parole. Cette compétence va donc contribuer à l’apprentissage du langage. Enfin, les rythmicités contribuent à soutenir les comportements sociaux : y compris chez le bébé, bouger en rythme avec un partenaire social va faire qu’il aura plus tendance à l’aider par exemple.
Tous ces aspects d’anticipation, de segmentation, de régulation des niveaux d’éveil et d’attention ont déjà été bien documentés scientifiquement et il reste encore beaucoup à faire pour bien comprendre les rôles des rythmicités. Un autre aspect intéressant de ces recherches concerne différents troubles dans lesquels les chercheurs ont constaté qu’ils sont associés à des troubles des rythmicités, comme certaines formes de troubles du langage, des troubles de l’attention (TDAH) ou encore des troubles du spectre autistique.

Comment peut-on mieux respecter ces rythmes et accompagner l’enfant dont on a la responsabilité en tant que parent ou professionnel de la petite enfance ?
Les rythmicités sont en fait un support pour réguler les niveaux d’éveil et soutenir l’attention. Ils sont importants pour permettre au bébé d’anticiper ce qu’il va se passer. Concrètement, les parents et les professionnels peuvent s’appuyer sur ces rythmes pour accompagner le bébé, soit en observant ceux du bébé, soit en veillant à les rendre saillants dans leur proposition.
A commencer par les rythmes quotidiens. Plus la journée du bébé est organisée avec une régularité solide, plus sa physiologie sera régulière et en adéquation avec l’organisation de cette journée. Ce qui ne veut pas dire non plus que cette organisation doive être suivie à la minute près ni que cette organisation soit immuable : le bébé évolue ! Elle doit être consistante dans le temps et s’adapter au développement de l’enfant. La faim, l’endormissement, les moments calmes et les moments plus toniques sont ainsi plus prévisibles pour le parent ou le professionnel et permettent de réduire les signaux d’inconfort chez le bébé (dont la physiologie ne serait pas en adéquation avec la demande des parents ou des professionnels) et facilitent ces moments. S’il arrive que le parent ou le professionnel ait besoin de réinstaurer une régularité, la première chose à faire est de commencer par repérer les signaux physiologiques du bébé et de se recaler dessus.
Le bébé étant aussi fondamentalement social, les rituels (de qualité, c’est-à-dire avec une véritable disponibilité) avec les parents ou ses professionnels référents vont contribuer à remplir le réservoir affectif du bébé. La récurrence de ces moments de partage affectif sont rassurants : le bébé n’est pas en insécurité car il sait à quel moment de sa journée bien rythmée, il pourra avoir ce moment de partage.
De nombreuses pratiques de parentage sont largement utilisées et basées sur ces propriétés des rythmes. Les bercements, qui sont une forme de continuité du portage – et surtout s’ils sont accompagnés par des berceuses, vont favoriser la régulation du niveau d’éveil du bébé, et sont le plus souvent utilisés pour calmer un bébé agité. Dans ces pratiques, la régularité temporelle est particulièrement saillante. C’est le cas aussi pour les chansons et le langage adressés au bébé (appelé aussi « le parler bébé » ou le parentais) : les exagérations de la prosodie et les répétitions tout comme le débit de parole adapté facilitent la mobilisation de l’attention du bébé et contribuent à l’accès au langage.
Finalement, régularité égale sécurité d’une certaine façon. Et si chez le bébé, ce sont les régularités temporelles qui vont soutenir le bébé dans l’acquisition de nombreuses compétences, plus tard, l’enfant et l’adolescent se sentiront sécurisés par des régularités qui prennent la forme de prévisibilité (les mêmes causes produisent les mêmes conséquences), c’est-à-dire que le cadre éducatif est consistant… Mais là encore, il doit évoluer avec le temps.
Merci Anne Bobin Begue.


