Comment le cerveau intègre les différents sens pour représenter l’environnement ?

Claire Martin chercheuse CNRS-Université Paris Cité, et Boris Gourévitch chercheur CNRS Institut de l’Audition-Institut Pasteur.

Nous recevons en permanence de notre environnement un flux d’informations auquel nous accédons grâce à nos sens (ouïe, toucher, vue, odorat, goût). Notre cerveau est mis au défi de combiner ces informations pour obtenir une perception cohérente du monde qui nous entoure. Pendant longtemps, la recherche en neurobiologie a considéré les différents sens de façon cloisonnée mais l’étude des interactions multisensorielles se développe actuellement.

Perception et illusions

On parle d’interactions multisensorielles lorsque les informations provenant d’un sens modifient le traitement d’autres modalités sensorielles. Ce mécanisme complexe permettrait au cerveau d’améliorer ses performances dans certaines situations. Par exemple, il entre en jeu dans un environnement bruité où il est plus facile de comprendre son interlocuteur en visualisant le mouvement des lèvres. Dans ce cas, appelé « effet cocktail party », le cerveau identifie plus facilement la parole qui correspond au rythme et la forme du mouvement des lèvres qui la produisent. Inversement, si le son n’est pas cohérent avec l’image, cela peut conduire à une perception erronée.

L’exemple le plus frappant est l’effet McGurk : si l’on présente la vidéo d’une personne qui articule la syllabe ‘ba’ avec un son correspondant à la syllabe ‘ga’, la majorité des gens perçoivent la syllabe ‘da’. La dissociation entre les signaux provenant des deux canaux sensoriels ‘son’ et ‘image’ ne permet pas au cerveau d’interpréter correctement le signal et produit in fine une illusion. Comme l’illustrent ces exemples, l’intégration des différentes informations sensorielles par le cerveau détermine la perception finale.

Les sons et les odeurs se répondent

La saveur des aliments est un exemple d’interaction multisensorielle qui provient de l’association étroite entre trois sens, l’odeur, le goût et même le toucher, ce dernier étant responsable par exemple du chatouillement des bulles d’eau gazeuse. En dehors de ce cas particulier, les associations multisensorielles impliquant les odeurs sont peu étudiées. Elles sont pourtant puissantes. Il y a quelques années, des chercheurs ont demandé à des étudiants en œnologie de l’Université de Bordeaux de décrire un vin blanc artificiellement coloré en rouge [1].

La présence de signaux visuels trompeurs a conduit les étudiants à décrire les odeurs de la boisson en utilisant majoritairement des termes propres au vin rouge. La perception, guidée par les signaux visuels, créait encore une fois une illusion perceptive. Dans un autre exemple, les participants devaient décrire leur impression lorsqu’ils croquaient des chips en présence de sons de différentes fréquences et intensités [2].

Etonnamment, la sensation de croquant et la fraicheur d’une chips furent perçues différemment selon le son qui lui était associé. En effet l’absence du son caractéristique de la chips qui craque dans la bouche faisait douter de sa qualité.

Bien que parfois trompeuses, les interactions multisensorielles sont essentielles. Pourtant, les mécanismes cérébraux qui les rendent possibles présentent encore bien des inconnues.

Comment notre cerveau intègre les différents sens ?

Dans le cerveau, le traitement des informations est distribué entre différents aires qui reçoivent des entrées sensorielles privilégiées. Ainsi, les aires visuelles ne reçoivent pas les mêmes informations que les aires olfactives, et ces signaux sont traités différemment à l’intérieur de chaque aire. Depuis quelques années, l’existence d’une frontière entre aires uni et multisensorielle est remise en question. Des régions considérées encore récemment comme spécifiques d’une modalité sensorielle sont en fait influencées par d’autres sens. Par exemple, chez les rattes, la réponse des neurones du cortex auditif aux cris de détresse de leur progéniture est augmentée en présence de l’odeur des ratons. Ce mécanisme remarquable renforcerait l’attention de la mère envers ses petits afin de les protéger plus efficacement [3].

Ces découvertes récentes remettent en cause la notion de cortex sensoriel spécifique d’un sens. Les informations détectées par nos capteurs sensoriels pourraient en fait s’influencer dès les premières étapes de traitement par le système nerveux. Le cerveau pourrait ainsi faire un tri plus efficace des informations.

Il existe donc deux hypothèses : l’une considère un traitement indépendant des informations sensorielles avant qu’elles ne convergent vers d’autres régions, l’autre suggère une influence des informations sensorielles pendant leur traitement dès les premières étapes de la représentation cérébrale. Pour avancer dans la compréhension de ces mécanismes, il est essentiel de déterminer dans quelles régions du cerveau mais aussi à quel moment du traitement les informations sensorielles interagissent.

Cependant, il existe encore peu d’étude de l’activité neuronale dans plusieurs types de structures en réponse à deux modalités sensorielles. Pour cette raison, nous avons entraîné des rats à apprendre l’association entre un son et une odeur [4] : lorsque le son ou l’odeur étaient présentés seuls, le rat pouvait aller chercher un petit morceau de sucre en guise de récompense. En revanche la présentation simultanée du son et de l’odeur n’apportait aucune récompense. Pour minimiser leurs efforts, les animaux ont appris progressivement (en plusieurs jours) à ne plus se déplacer en présence simultanée d’un son et d’une odeur.

Durant tout l’apprentissage, les ondes cérébrales (voir encart) étaient enregistrées dans différentes structures du cerveau, notamment le bulbe olfactif, le cortex auditif primaire et le cortex piriforme. Le bulbe olfactif et le cortex auditif primaire sont des régions dites primaires car elles constituent le premier relais du cortex où l’information issue des récepteurs est traitée. Le cortex piriforme est une zone cérébrale à dominante olfactive mais connue pour traiter des informations sensorielles issues d’autres modalités, comme le son.

Les résultats de cette étude ont permis de démontrer une augmentation simultanée de certaines ondes cérébrales dans les régions olfactives en réponse à l’odeur et au son une fois que les rats avaient mémorisé les associations stimulus-récompense. Les ondes cérébrales représentent l’activité des neurones de la structure enregistrée ; elles représenteraient également un moyen d’établir un dialogue entre des régions cérébrales proches ou distantes. Cette augmentation d’activité simultanée pourrait donc traduire la mise en place de tout un réseau cérébral impliqué dans la résolution d’une interaction multisensorielle. Ce processus serait similaire à ceux de la mémoire ou de l’attention par exemple, qui impliquent également des réseaux de plusieurs aires interconnectées.

Plus étonnant encore, ces travaux ont montré que le son présenté seul activait le bulbe olfactif et le cortex piriforme, des zones principalement olfactives. Ainsi, à la suite de l’apprentissage, les régions olfactives se comportaient comme si elles avaient appris à reconnaître les sons. Ces résultats, comme ceux d’autres chercheurs, remettent en question une vision très hiérarchique du cerveau, où seules des régions spécifiques intégreraient l’information provenant des différents sens. Au contraire, il semblerait que de nouveaux réseaux cérébraux puissent se former rapidement sur la base des informations échangées entre les aires sensorielles afin d’aboutir le plus efficacement possible à une perception unifiée. Toutefois, il ne faut pas écarter complètement la spécificité des aires cérébrales.

Par exemple, toujours dans notre étude, contrairement au bulbe olfactif en présence de sons, les ondes enregistrées dans le cortex auditif primaire étaient inchangées en présence d’une odeur. L’activité et les ondes cérébrales dans cette zone du cerveau pourraient être moins influencées par d’autres modalités sensorielles, mais cette question reste ouverte.

Interactions multisensorielles et mémoire : des processus interconnectés

L’observation d’une réponse aux sons dans les aires olfactives suggère que les interactions multisensorielles contribueraient directement aux mécanismes de la mémoire. Un souvenir est souvent reconstitué à partir de ses fragments. Un élément d’une scène peut instantanément nous replonger dans un tout autre contexte du passé. C’est l’exemple célèbre de la madeleine de Proust, mais on peut également penser à un moment de nostalgie, qui nous étreindra en écoutant une musique associée à un moment joyeux, ou triste, de notre passé.

Dans l’étude décrite précédemment, la présentation d’un son seul serait capable de réactiver l’intégralité de l’information mise en mémoire, impliquant à la fois les aires olfactives et auditives. Dans les recherches actuelles, les ondes cérébrales apparaissent comme un moyen efficace pour connecter l’ensemble des régions impliquées dans la mise en place ou le rappel d’un souvenir donné.

Ces résultats renforcent l’idée que le cerveau fonctionne comme un ensemble de réseaux interconnectés, et les mécanismes neurobiologiques à la base de l’intégration multisensorielle sont autant d’éléments permettant de comprendre ce fonctionnement. Par ailleurs, dans le contexte de pathologies ou de la perte d’un sens, ces connaissances seront nécessaires à l’optimisation de dispositifs de réhabilitation sensorielle.

Que représentent les ondes cérébrales ?

Une activité cérébrale, déclenchée par exemple par une sensation, va activer un groupe de neurones particulier que l’on appelle assemblée neuronale. Ces neurones peuvent appartenir à une même aire cérébrale ou à plusieurs régions. Au sein de ces assemblées, les neurones s’influencent les uns les autres en activant ou en inhibant d’autres neurones auxquels ils sont connectés. Ces actions antagonistes génèrent des rythmes, que l’on peut étudier en mesurant le courant électrique à proximité des neurones.

Chez l’Humain, l’enregistrement de ce courant est réalisé par la mesure de l’électroencéphalogramme (Hans Berger, 1924). Il peut dans le cadre du traitement de certaines pathologies être enregistré directement au contact du cerveau. L’activité se présente le plus souvent sous la forme d’un mélange d’ondes à différentes fréquences, c’est-à-dire oscillant plus ou moins rapidement. Les premières ondes cérébrales qui ont été caractérisées il y a cent ans environ sont celles qui apparaissent au cours de la relaxation, mais de nombreuses familles d’ondes classées suivant leur fréquence et dénommées par des lettres grecques (alpha, bêta, delta, gamma, thêta) ont depuis été associées à différents états d’éveil, aux processus sensoriels, cognitifs, etc… Ces ondes sont maintenant assez bien caractérisées et sont exploitées dans des interfaces cerveau-machines, comme c’est le cas pour faire fonctionner certaines prothèses de membres par exemple.

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